Ecoutons le père Hugo

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Mais qui donc a jeté ce tison ? Quelle main,
Osant avec le jour tuer le lendemain,
A tenté ce forfait, ce rêve, ce mystère
D’abolir la ville astre, âme de notre terre,
Centre en qui respirait tout ce qu’on étouffait ?
Non, ce n’est pas toi, peuple, et tu ne l’as pas fait.
Non, vous les égarés, vous n’êtes pas coupables!
Le vénéneux essaim des causes impalpables,
Les vieux faits devenus invisibles vous ont
Troublé l’âme, et leur aile a battu votre front;
Vous vous êtes sentis enivrés d’ombre obscure;
Le taon vous poursuivait de son âcre piqûre,
Une rouge lueur flottait devant vos yeux,
Et vous avez été le taureau furieux.

J’accuse la Misère, et je traîne à la barre
Cet aveugle, ce sourd, ce bandit, ce barbare,
Le Passé; je dénonce, ô royauté, chaos,
Tes vieilles lois d’où sont sortis les vieux fléaux!
Elles pèsent sur nous, dans le siècle où nous sommes,
Du poids de l’ignorance effrayante des hommes;
Elles nous changent tous en frères ennemis;
Elles seules ont fait le mal; elles ont mis
La torche inepte aux mains des souffrants implacables.
Elles forgent les nœuds d’airain, les affreux câbles,
Les dogmes, les erreurs, dont on veut tout lier,
Rapetissent l’école et ferment l’atelier;
[…] Elles font le jour louche et le regard myope;
Courbent les volontés sous le joug étouffant;
Vendent à la chaumière un peu d’air, à l’enfant
L’alphabet du mensonge, à tous la clarté fausse;
Creusent mal le sillon et creusent bien la fosse;
Ne savent ce que c’est qu’enseigner, qu’apaiser;
[…] N’ont point, depuis les temps de Cyrus, d’Astyage,
De Cécrops, de Moïse et de Deucalion,
Fait un pas hors du lâche et sanglant talion;
Livrent le faible aux forts, refusent l’âme aux femmes,
Sont imbéciles, sont féroces, sont infâmes!
Je dénonce les faux pontifes, les faux dieux,
Ceux qui n’ont pas d’amours et ceux qui n’ont pas d’yeux
Non, je n’accuse rien du présent, ni personne;
Non, le cri que je pousse et le glas que je sonne,
C’est contre le passé, fantôme encor debout
Dans les lois, dans les mœurs, dans les haines, dans tout.
J’accuse, ô nos aïeux, car l’heure est solennelle,
Votre société, la vieille criminelle!
La scélérate a fait tout ce que nous voyons;
C’est elle qui sur l’âme et sur tous les rayons
Et sur tous les essors posa ses mains immondes,
Elle qui l’un par l’autre éclipsa les deux mondes,
La raison par la foi, la foi par la raison;
Elle qui mit au haut des lois une prison;
Elle qui, fourvoyant les hommes, même en France,
Créa la cécité qu’on appelle ignorance,
Leur ferma la science, et, marâtre pour eux,
Laissant noirs les esprits, fit les cœurs ténébreux!
Je l’accuse, et je veux qu’elle soit condamnée.
Elle vient d’enfanter cette effroyable année.
Elle égare parfois jusqu’à d’affreux souhaits
Toi-même, ô peuple immense et puissant qui la hais!
Le bœuf meurtri se dresse et frappe à coups de corne.
Elle a créé la foule inconsciente et morne,
Elle a tout opprimé, tout froissé, tout plié,
Tout blessé; la rancune est un glaive oublié,
Mais qu’on retrouve; hélas! la haine est une dette.
Cette société que les vieux temps ont faite,
Depuis deux mille ans règne, usurpe notre bien,
Notre droit, et prend tout même à ceux qui n’ont rien;
Elle fait dévorer le peuple aux parasites;
La guerre et l’échafaud, voilà ses réussites;
Elle n’a rien laissé que l’instinct animal
Au sauvage embusqué dans la forêt du mal;
Elle répond de tout ce que peut faire l’homme;
La bête fauve sort de la bête de somme,
L’esclave sous le fouet se révolte, et, battu,
Fuit dans l’ombre, et demande à l’enfer: Me veux-tu ?
Etonnez-vous après, ô semeurs de tempêtes,
Que ce souffre-douleur soit votre trouble-fêtes,
Et qu’il vous donne tort à tous sur tous les points;
Qu’il soit hagard, fatal, sombre, et que ses deux poings
Reviennent tout à coup, sur notre tragédie
Secouer, l’un le meurtre, et l’autre l’incendie!
J’accuse le passé, vous dis-je! il a tout fait.
Quand il abrutissait le peuple, il triomphait.
[…] Hélas, il a créé l’indigence sinistre
Qui saigne et qui se venge au hasard, sans savoir,
Et qui devient la haine, étant le désespoir!

Qui que vous soyez, vous que je sers et que j’aime,
Souffrants que dans le mal la main du crime sème,
Et que j’ai toujours plaints, avertis, défendus
O vous les accablés, ô vous les éperdus,
Nos frères, repoussez celui qui vous exploite!
Suivez l’esprit qui plane et non l’esprit qui boite;
Montez vers l’avenir, montez vers les clartés:
Mais ne vous laissez plus entraîner! résistez!
Résistez, quel que soit le nom dont il se nomme,
A quiconque vous donne un conseil contre l’homme.
Victor Hugo, L’Année terrible, 1872

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